Kä Mana : « Nous pouvons encore sauver le Congo et le Rwanda… »

Par Freddy mulumba kabuayi

30/01/09

 

Philosophe et théologien congolais, Kä Mana reste confiant sur l’enjeu de la fin de la guerre dans le Kivu. Pour lui, il y a lieu de sauver le Congo et le Rwanda. Il suffit que s’élèvent des voix fortes…

Professeur Kä Mana, vous gardez depuis un bon moment un inquiétant silence sur les événements qui bouleversent notre pays. Alors que l’histoire est prise dans une accélération qui brouille beaucoup de repères et exige de nouvelles clés de lecture, vous donnez l’impression de vous désintéresser de la situation du pays. Que se passe-t-il exactement ?

Il n’y a aucun désintérêt de ma part, encore moins une quelconque volonté de m’enfermer dans un quelconque silence de mort. Il se fait seulement que j’avais besoin de recul pour mieux comprendre l’évolution de la situation de notre pays et pour interpréter certains signaux que j’avais de difficultés à appréhender dans leurs significations particulières et leur sens global. Depuis le débat que mon analyse sur la guerre du Kivu avait suscité en 2008 et tout le fleuve d’injures, de mensonges, de dénigrements et de mises à mort médiatiques incongrues qui se sont abattus sur moi, j’ai voulu savoir si je me trompais ou si c’est une certaine élite congolaise qui, enfermée dans la caverne de ses fausses certitudes, avait pété les plombs, comme dit le langage populaire. Je sais maintenant que dans les problèmes de fond, mon analyse était juste, particulièrement sur un point : le vrai problème du Congo n’est prioritairement ni à Kigali, ni à Washington, ni à Bruxelles, ni à Paris, mais à Kinshasa même, dans le dévoiement de notre leadership politique, intellectuel, moral et spirituel. Les événements me donnent raison, aujourd’hui.

Dans quel sens les événements actuels vous donnent-ils raison ?

Alors que beaucoup d’analystes congolais soutenaient haut et fort l’idée d’un complot pour balkaniser le Congo au profit des complexes industrialo-financiers du monde anglo-saxon et du monde occidentalo-francophone, j’avais toujours pensé que c’est notre imbécillité politique qui nous rend vulnérables au Congo. J’entendais par notre imbécillité politique l’incapacité de bâtir un Etat de droit, à organiser un espace démocratique crédible et à mobiliser les forces de la nation dans un projet qui suscite une certaine confiance du peuple dans ses dirigeants. Ceux qui sont au gouvernail de la nation sont incapables de cela et donnent libre cours à tous ceux qui ont intérêt à nous exploiter pour qu’ils nous exploitent. Ils nous ont conduit à un déficit de confiance des populations dans leur système politique, avec pour conséquence une profonde impuissance de notre pays face à ses voisins, face aux conglomérats militaro-industriels. Or, comme l’a perçu avec acuité le penseur américain Francis Fukuyama depuis son livre Puissance et Confiance publié en 1995, il n’y a aucune puissance pour une nation sans la confiance du peuple en son système politique, sans la foi profonde aux rythmes d’ensemble de la gouvernance qui module son espace de vie.

Puissance et confiance se conjuguent pour qu’un pays se bâtisse une destinée et développe ce que James Coleman, un autre penseur américain, appelle capital social, « la capacité de travailler ensemble à des fins communes au sein des groupes et des organisations », selon les mots de Fukuyama. Au sein des communautés historiques et des Etats également, ajouterais-je. Où en sommes-nous dans ce domaine depuis que la guerre du Kivu a pris un nouveau tournant avec l’entrée de l’armée rwandaise sur le territoire du Congo, cette fois non pas sous la forme d’une agression de la nation par un Etat voisin se comportant comme un Etat voyou, mais plutôt à la demande du chef de l’Etat congolais et du groupe restreint de ceux qui ont le vrai pouvoir, hors de tout mécanisme démocratique qui aurait intégré le parlement et toutes les forces vives du pays dans un débat dont les enjeux auraient été clairs pour tous et toutes ? Il se passe que nos dirigeants, par leur gouvernance erratique, ont perdu toute notre confiance. Un pouvoir qui se comporte comme s’est comporté le nôtre perd toute crédibilité auprès de son peuple. Or ce pouvoir a toujours été ainsi depuis ses origines dans la prise de Kinshasa par l’AFDL. Il a toujours décidé sans le peuple. Il a décidé de se lancer dans les campagnes militaires hasardeuses, sans l’accord du peuple ou du Parlement. Il a décidé de faire le gros dos face à l’Occident pour se tourner vers la Chine, sans rendre compte à qui que ce soit, à aucun moment. Il décide maintenant, toujours sans l’accord du peuple ni du parlement, de se mettre sous chapiteau rwandais, pour une paix dont personne ne connaît le prix, une paix qui se scelle selon les accords secrets dont le peuple ignore tout.

Lorsque notre pouvoir actuel sera incapable d’honorer ces accords et que le Rwanda réclamera son dû par les armes, pour le sang que ses militaires auront versé sur notre sol, on entendra encore les forces intellectuelles, morales, éthiques et spirituelles congolaises crier à l’agression, à l’invasion, au complot pour la balkanisation de la RDC et tutti quanti. Pourtant, il est clair dès maintenant que l’intervention du Rwanda sur notre territoire aura un prix. Ce prix, nous le connaissons : ce sont les richesses congolaises dont le président Kagame saura sans doute mieux se servir que le gouvernement congolais gangrené aujourd’hui par le système généralisé de corruption qu’il a instauré. Je me suis toujours attendu à voir toutes les forces intellectuelles, politiques, morales, éthiques et spirituelles concentrer leur attention sur les pathologies de la gouvernance politique de notre pays en vue de contester les orientations calamiteuses des dirigeants actuelles de la nation. J’ai vu plutôt que le refus de nos propres responsabilités dans ce qui nous arrive conduisait beaucoup de ces forces à accuser l’Occident, la communauté internationale, le Rwanda et la rébellion du CNDP comme la source de nos malheurs. Ce complexe de victimisation nous a empêché de voir le problème de notre nation : le pouvoir de Kinshasa, ses errements, ses déraillements et son manque d’intelligence. J’espère que tout le monde voit maintenant où est le vrai problème de la nation.

Pourquoi pensez-vous que le pouvoir en place est responsable de la situation globale du pays alors que la décision de faire entrer le Rwanda au Congo vient de la communauté internationale ? Pensez-vous que notre gouvernement avait le choix ? Pensez-vous qu’il dispose d’une quelconque marge de manœuvre quand des forces plus puissantes que lui serrent sa gorge sans états d’âme ?

Vous n’allez tout de même pas me faire croire que lorsque le pouvoir de Kinshasa lançait constamment les offensives militaires contre la rébellion à l’Est de la RDC, il le faisait sous pression internationale, sans aucune marge de manœuvre, comme un chien que son maître envoie mordre les ennemis. Vous n’allez pas me dire que nos dirigeants étaient téléguidés chaque fois qu’ils désignaient le Rwanda comme le chef d’orchestre de la rébellion et comme l’exploiteur sans scrupules de nos richesses, avec le rapport des experts des Nations Unies comme preuve absolue. Vous n’allez pas convaincre le peuple congolais que les contrats signés avec la Chine au mépris des liens avec le monde occidental et de l’exigence de courtoisie avec nos partenaires traditionnels étaient le fruit d’un diktat occidental à un gouvernement sans force ni volonté. Je suis d’avis que le pouvoir en place souffre d’un profond déficit d’intelligence et qu’il est guidé par une voracité prédatrice qui ne lui permet pas de voir quelle direction nous devons prendre pour construire le présent et le futur de la nation. Il a agité la menace de la balkanisation du pays pour toucher les populations aux cordes les plus sensibles, alors que la véritable menace était moins la balkanisation que la mise sous tutelle d’un Congo pacifié par des forces qu’il fallait trouver quelque part dans le monde. Louis Michel, le fantasque commissaire européen, avait dit à Nkunda : nous avons mis des millions d’euros pour organiser les élections en RDC, nous ne tolérerons pas que le pays soit déstabilisé. Autrement dit : l’économie mondiale de marché a besoin d’un Congo pacifié, pas d’un Congo balkanisé. Le vrai problème, c’était cette pacification à la Louis Michel, un système d’une dictature interne qui laisse les affaires se faire sans désordre, avec un pouvoir obéissant et un tantinet despotique pour tenir le peuple comme on tient un chien en laisse.

C’est contre ce système là que nos dirigeants devaient se battre pour instaurer une démocratie responsable et créative. Ils ont été incapables de le faire comme ils ont été incapables de réaliser le rêve de Louis Michel. Ils n’ont pas trouvé de mécanismes pour pacifier le pays parce qu’ils ont été incapables de solder les comptes de l’aventure AFDL avec le Rwanda. Comme la communauté internationale n’a pas pu non plus, avec la Monuc, offrir les chances d’une pacification véritable et que l’Angola a rechigné à entrer dans la danse de la pacification du Congo, il a fallu obliger le pouvoir congolais à capituler devant le projet de pacification. James Kabarebe est venu à Kinshasa recevoir la capitulation du pouvoir congolais, en ayant sans doute l’assurance que le contentieux de l’aventure AFDL sera réglé, que le Rwanda aura maintenant mains libres pour lever l’hypothèque FDLR, neutraliser Nkunda devenu gênant et gagner en fait la guerre du Kivu en pacifiant le Congo selon le schéma Louis Michel, sans que l’on ait besoin d’une quelconque balkanisation. Face à la gouvernance du désordre, de la corruption, de l’errance et du non-sens qui caractérise le pouvoir actuel au Congo, une gouvernance de la force venue de l’étranger se met en place. Cela se fait non pas parce que notre pays est riche et que les méchantes forces du mal veulent nous l’arracher, mais parce que nous avons été incapables de nous organiser comme nation responsable à partir d’un leadership responsable.

Vous reconnaissez tout de même qu’il y a complot, que les forces internationales ont leur projet sur le pays, que le Rwanda y joue un rôle ainsi que les rébellions multiples qui agitent le Kivu ?

N’allez pas si vite en besogne. Je suis en train de dire que ce que l’on a l’habitude d’appeler complot contre le Congo est la conséquence de la faiblesse et de l’inintelligence du leadership congolais : de son incapacité à comprendre que dans les rapports de force inhérentes à la mondialisation et à l’économie de marché, le darwinisme économico-politique est la règle et qu’il faut se doter d’un capital social suffisamment fort pour n’en être pas mortellement victime. Cela veut dire que dans le monde tel qu’il est et non tel que nous rêvons qu’il soit, on ne peut pas avoir le sol, le sous-sol et l’environnement naturel comme celui du Congo et croire qu’on ne doit pas le protéger par le développement du capital humain, du capital organisationnel et du capital militaire face à toutes les tentations de prédation qui peuvent venir d’ailleurs.

Quand, au lieu d’organiser l’espace congolais comme un espace de confiance entre le pouvoir et le peuple, avec des institutions crédibles et des mécanismes crédibles de production, de distribution et de consommations de richesses, en même temps qu’on met sur pied un système de sécurisation du territoire national et une diplomatie des liens paisibles avec ses voisins ; quand on met sur pied un système de prédation et de corruption animé par les autorités politiques et les élites économiques au pouvoir ; quand on refuse de développer et de promouvoir le capital humain par une éducation organisée dans tous ses rouages primaires, secondaires et universitaires ; quand on fragilise l’espace politique et social dans un système de despotisme criminel qui se débarrasse de certains officiers tout simplement parce qu’ils sont ressortissants d’une région dominée par l’opposition ; quand on instaure sans scrupule une gouvernance ethnique où le vrai pouvoir est entre les mains d’un tout petit groupe qui fait office de force occulte et marginalise les institutions officielles dans la prise de décision, on pourrit le pays de l’intérieur, on conduit le génie du peuple à une décomposition mortelle et on fait imploser l’Etat comme espace de puissance et de confiance. On imbécillise, en fait, la nation. C’est à cette condition de pourriture que le pouvoir actuel nous a conduits. Il est bon de savoir que le capitalisme mondial ne peut pas accepter un Congo à la dérive, politiquement bête, économiquement stupide, socialement décomposée, culturellement fou et spirituellement débile. Il faut de l’ordre au Congo dans la stratégie géopolitique du monde actuel, « pour que les affaires marchent », comme disent les forces de l’argent. Puisque le pouvoir congolais est incapable de se donner son propre ordre et de gérer ses propres atouts géostratégiques, il a fallu que cet ordre vienne d’ailleurs. Il est venu non pas au profit des Congolaises et Congolais, mais contre leurs intérêts vitaux. Nous sommes dans cette situation, faute d’un leadership intelligent et compétent.

Mais ce leadership a été instauré par le monde occidental. Comment pouvez-vous imaginer qu’il puisse faire autre chose que ce que l’Occident veut ?

Je sais que beaucoup de Congolais et Congolaises tiennent à dire que nos malheurs viennent d’ailleurs. Je ne sais pas s’il est bon de continuer à sacrifier à cette liturgie d’accusation des autres. La seule manière pour moi d’y sacrifier, s’il faut vraiment le faire, comme vous semblez l’insinuer dans la formulation de votre question, ce serait de dire que dans la pondération des éléments complexes de la situation de notre pays, les responsabilités internes pèsent plus lourd que les éléments externes. Ou plus exactement : les éléments externes surfent sur nos pathologies internes. Ils en sont des conséquences désastreuses et non des causes dirimantes ou des principes structurants. Pour en venir directement à votre question, ma réponse est la suivante.

Si je m’en tiens à ce que j’ai pu observer de la politique occidentale pendant la guerre froide, les régime que l’Occident a mis en place à cette période dans le tiers-monde n’ont pas eu pour mission d’être bêtes, ils ont eu pour mission d’être forts, cruels s’il le faut, afin de sauvegarder les intérêts vitaux de l’Occident face aux menaces communistes. Depuis l’effondrement de l’URSS et la chute du mur de Berlin, l’option a été de mettre sur pied des régimes politiques qui défendent les intérêts occidentaux avec fermeté, mais sous un habillage démocratique défendable. L’Occident ne veut pas des régimes bêtes dans les pays en développement aujourd’hui, il veut des régimes suffisamment intelligents pour jouer à la démocratie tout en aménageant de l’intérieur un espace sécurisé pour l’économie de marché, avec toute la danse des profits à offrir aux investisseurs. Il ne s’agit pas ici de complot, il s’agit du nouveau jeu du monde, où les peuples et les pays intelligents peuvent gagner ou perdre. Je constate que nous sommes en train de perdre et que le Rwanda est en train de gagner à ce jeu de la géopolitique néolibérale. Mais le jeu reste toujours ouvert dans un monde où la maîtrise des règles du libéralisme et la capacité à les humaniser au sein de nos nations pèse énormément sur le destin des nations.

Voulez-vous dire que le Congo a perdu la guerre de l’Est non pas parce qu’il y a eu un complot fomenté de l’extérieur mais parce que nous avons un leadership inintelligent et politiquement limité ?

Vous avez compris. La matière grise politique congolaise laisse aujourd’hui à désirer. Je ne parle pas seulement des limites manifestes du pouvoir qui nous gouverne, mais aussi du leadership intellectuel, moral et spirituel congolais qui a eu tendance à envenimer nos populations en lui donnant une mauvaise intelligence de nos problèmes. Je m’en rends compte tous les jours dans les débats congolais sur les sites Webb congolais, avec leurs fureurs, leurs volcans verbaux, leurs raccourcis logiques face à des problèmes très complexes qui demandent beaucoup d’acuité de vision et beaucoup de finesse dans l’analyse.

Mis à part quelques penseurs responsables qui cherchent à comprendre les problèmes avec toute la lucidité nécessaire, une multitude de nos compatriotes met à la disposition du monde des réflexions qui sèment le doute sur la fécondité de la matière grise congolaise prise comme un tout créateur. Si on considère l’ensemble de l’énoncé discursif congolais sur l’Internet concernant la situation de notre nation, par exemple, on se rendra compte du déséquilibre inquiétant et de la disproportion, tout aussi inquiétante, entre ce qui fait sens et ce qui n’est que «langage en folie», pour parler comme Mudimbe, ou «interprétation chanvrière des réalités», comme dirait Bilolo Mubabinge. J’entends par ensemble de l’énoncé discursif congolais tout ce que les Congolais produisent et profèrent comme discours. J’entends par langage en folie des éjaculations verbales incontrôlées, qui disent n’importe quoi sur n’importe quoi sans prendre la peine de faire l’état de la question, de décortiquer toutes les dimensions des problèmes, de dégager les enjeux de fond et d’ouvrir un horizon de sens crédible. Par interprétation chanvrière des réalités, j’entends ce que l’on désigne au Kasaï par l’expression « Ngunvuilu wa diamba » : une compréhension canabistique, marijuanesque, des problèmes. Les sites Webb des Congolais ont tendance à produire plus ce type de discours en folie et d’herméneutique délirante qu’un discours sensé sur notre destinée. A force de s’enfermer dans les cavernes de cette discursivité aveugle, on n’éclaire plus notre peuple sur les vrais enjeux de l’avenir.

A qui faites-vous exactement allusion dans cette analyse de ce que vous appelez l’ensemble de l’énoncé discursif congolais ?

Je ne fais pas allusion à des individus précis. Je parle d’une orientation globale de l’esprit, d’une dérive d’ensemble de la pensée, qui déleste le discours congolais de toute crédibilité dans le monde d’aujourd’hui. Les formes de cette orientation et de cette dérive ne sont pas les mêmes et ne se situent pas à un même niveau de gravité. Il existe une forme vénielle : celle qui consiste à ne fonder le discours que sur les recherches que les forces intellectuelles étrangères font et nous présentent comme miroir de la situation. J’ai vu il n’y a pas longtemps des Congolais se battre entre eux en Europe à partir de deux rapports établis par des étrangers à notre situation: les uns avaient le rapport des Nations Unies sur l’exploitation des richesses congolaises par les pays voisins, et les autres avaient un article d’un démographe belge sur le chiffre réel des morts de la guerre du Kivu. Prenant ces documents pour parole d’Evangile, ils ne se posaient à aucun moment la question de savoir s’il n’était pas bon qu’ils vérifient eux-mêmes les faits sur le terrain et qu’ils déploient eux-mêmes une contre-enquête qui pourrait éclairer leur lanterne de manière décisive.

Beaucoup de documents émanant des instances congolaises vénérables et prestigieuses pêchent par la confiance que nous investissons d’entrée de jeu dans les rapports venus de d’étranger, alors que ces rapports sont obérés de sous-entendus et d’intérêts qu’il est bon de clarifier en vue d’avoir une vision congolaise pondérée concernant des problèmes du Congo. Quand on ne se voit qu’à partir du miroir des rapports des autres sur nous, on peut se laisser vite manipuler et on entre dans des logiques destructrices sur la base des documents dont il deviendra un jour ou l’autre clair qu’ils étaient produits pour des buts précis, pas toujours dans l’intérêt des Congolais. Une autre forme vénielle des dérives congolaises est la passion des polémiques stériles là où il serait utile de confronter sereinement les points de vue pour aboutir à des actions fructueuses. La logique qui prévaut dans beaucoup de discours congolais sur les Sites Webb est celle de « ou bien ou bien » : « ou bien j’ai raison et alors les autres ont tort, ou bien j’ai tort et alors les autres ont raison, un point un trait ». Cette logique nous empêche, nous Congolaises et Congolais, d’être sensibles à la complexité de notre situation et de chercher à percevoir ce qu’il y a de pertinent chez ceux à qui nous donnons tort et ce qu’il y a de faible dans ce que disent ceux à qui nous donnons raison. Une attitude compréhensive et ouverte conduirait à comprendre que souvent, dans des problèmes complexes, nous avons tous raison et nous avons tous tort, comme dirait Henry Atlan, et qu’il faut s’astreindre à chercher les pondérations les plus idoines pour savoir jusqu’où nous avons tort et jusqu’où nous avons raison. Au jour d’aujourd’hui, mes pondérations me poussent à mettre plus l’accent sur nos responsabilités intérieures dans la ruine de notre pays que sur les éléments extérieurs, sans que ces éléments extérieurs soient purement anéantis dans ma logique. C’est une question de priorités et de point d’impact à partir desquels nous devons agir actuellement. Mais la forme la plus mortelle, la plus désastreuse et la plus calamiteuse pour notre dérive intellectuelle congolaise, c’est le hooliganisme intellectuel.

Hooliganisme intellectuel ?

Oui, le Congo développe à l’étranger un véritable hooliganisme intellectuel dont l’effet est désastreux pour notre image dans le monde.

Que voulez-vous dire exactement ?

Laissez-moi vous raconter brièvement le dernier voyage qui m’a conduit du Cameroun à Rome, de Rome à Kigali et de Kigali à Goma et Bukavu. Vous comprendrez vite de quoi je parle.

Je vous suis, professeur Kä Mana.

En novembre dernier, suite à mon fameux article : « Je reviens de Goma », qui m’a valu, comme vous le savez, toutes les amabilités féroces des intellectuels de la caverne congolaise, j’ai reçu un coup de fil d’une dame italienne qui souhaitait que je vienne parler de cet article à une table ronde que son groupe nommé «Progetto Rwanda » organisait. J’apprenais par elle que ce groupe travaillait avec des mouvements féminins au Rwanda et à l’Est de la RDC et qu’il serait bien que l’opinion italienne soit éclairée sur la situation de la guerre du Kivu à travers un panel réunissant quelques personnes ayant une parole originale à partager. Le débat serait modéré par un grand journaliste italien, un certain Mastogiacomo, célèbre pour avoir enduré de terribles épreuves dans les geôles des Talibans en Afghanistan. Mastrogiacomo est l’une des voix les plus écoutées de l’Italie actuelle. Le débat devait avoir lieu en décembre. J’ai fait comprendre à mon interlocutrice que je ne pouvais pas, comme Congolais, obtenir un visa pour entrer en Italie en un mois, il fallait repousser l’échéance en janvier.

A Kigali où je suis passé avant de me rendre à Rome, j’ai été reconnu à l’aéroport par un compatriote qui m’apprenait qu’il se rendait à la même rencontre que moi à Rome. Il s’appelle Basile Diatezwa. « Chargé de mission au CNDP », a-t-il ajouté pour se présenter à moi. Nous avions ainsi fait connaissance et nous avons voyagé ensemble. J’ai profité de sa compagnie pour m’informer en profondeur sur les rouages du CNDP et sur ses projets, d’autant plus que Basile Diatezwa revenait de Dakar.

Vous voulez dire de la rencontre que la délégation du CNDP avait eu avec le président Wade concernant la situation à l’Est de la RDC ?

Exactement. J’ai voulu tout savoir sur cette rencontre et sur les suites que le CNDP pouvait en attendre. Le voyage a été agréable et tranquille, animé de blagues et de rires francs à la congolaise. Au total, j’ai beaucoup apprécié le chargé de mission du CNDP et sa vision de l’avenir du Congo. A l’escale d’Addis-Abeba, nous avions rencontré une rwandaise qui se rendait au même débat à Rome, comme invitée. Une sorte de diva tranquille et sereine, voix profonde et grave, diction lente, cigarette aux lèvres et grande force d’intelligence dans l’analyse des problèmes. Son nom : Immaculée Ingibire. A Rome, nous apprenions avec regret que la dame congolaise qui devait venir de Kinshasa pour le débat n’était pas là. Un prêtre catholique congolais, Grégoire Maschala, devait la remplacer. Le décor était bien planté pour le débat.

Que s’est-il passé alors?

Le jour du débat, un groupe d’une vingtaine d’intellectuels congolais de Rome a occupé le fond de la salle, laissant les Italiens et quelques Rwandais qui était venus pour le débat, s’installer devant. Princier, Mastrogiacomo a pris la place et nous a donné la parole, nous présentant tous au public. C’était à moi d’entrer le premier dans la danse. A peine ai-je lancé les premiers mots qu’une voix s’est levée du fond du groupe congolais pour me demander de me présenter. J’ai répondu que cela avait déjà été fait par le modérateur et que je le refais tout de même, au cas où quelqu’un ne saurait pas qui je suis. J’ai développé alors les thèmes de mon article « Je reviens de Goma » : le caractère national et non ethnique du CNDP, la nationalité congolaise du leader de ce mouvement, l’idéologie d’espérance de ce parti, la nécessité des négociations entre les belligérants, l’urgence d’un projet d’une nationalité post-coloniale pour tous les ressortissants de la Région des Grands Lacs, l’option d’une politique du bien et la nécessité d’une vision du bonheur partagé dans la splendide niche qu’est l’Afrique des Lacs et des collines. Diatezwa a fait l’historique de la guerre de l’Est, du point de vue du CNDP, évidemment.

A tout moment, les Congolais du fond de la salle l’insultaient : « menteur », « vendu », « corrompu », « assassin ». Ils l’interrompaient constamment et huaient chacune de ses affirmations. Cela a mis le modérateur dans tous ses états et il s’est mis a crié de colère pour faire taire les Congolais qui n’entendaient pas se faire remettre à l’ordre. La salle devenait incontrôlable et c’est tant bien que mal qu’Immaculée Ingibire a pu parler de la tragédie des femmes dans la région des Grands Lacs, depuis le génocide au Rwanda jusqu’à la guerre de l’Est de la RDC. Le calme revint un peu lorsque l’Abbé Grégoire Maschala présenta sa communication qui rappelait les grandes lignes du discours du gouvernement congolais sur l’agression rwandaise et de la conférence épiscopale du Congo sur le complot international pour balkaniser le Congo et l’exploiter sans états d’âme. Au moment des questions, les deux premiers intervenants congolais ont mis le feu aux poudres en m’accusant de complaisance, de trahison, de mensonge et en traitant Diatezwa d’opportunisme et de complicité avec l’ennemi. C’en était trop pour le modérateur qui voulut intervenir pour recadrer le débat. Le groupe congolais du fond de la salle, comme un commando en mission, occupa soudain le devant de la scène et les injures fusèrent à l’égard du modérateur, de Diatezwa, de moi-même et de la Rwandaise que les Congolaises traitèrent, dans un brouhaha infernal, de prostituée, d’engeance perverse, d’espèce maléfique des femmes tutsies « sorcières», « horribles » et « diaboliques ». Une compatriote faillit même me gifler, avec un regard fixe et immobile de serpent. Les organisateurs arrêtèrent le débat. Les Italiens et les Rwandais de la salle regardaient, médusés, le spectacle congolais. Une des rwandaises s’approcha de moi juste pour me dire : «Je suis désolée ». Un jeune journaliste ivoirien qui était là pour couvrir l’événement m’exprima tous ses regrets : « Je suis venu pour comprendre et je rentre complètement déçu des intellectuels congolais ». Je me souviens aussi d’un jeune congolais, calme et serein, qui m’a dit: « Professeur, vous ne devriez pas accepter de participer à des débats pareils. Evitez de vous salir avec nos compatriotes qui n’ont plus de cerveau pour réfléchir ». Je lui ai expliqué comment il est urgent de clarifier les problèmes et de mobiliser l’opinion internationale sur les problèmes de notre pays.

Une fois tout cela terminé, j’ai entendu les Italiens parler des intellectuels congolais dans des termes d’un tel mépris que j’en ai eu les larmes aux yeux. «Ce sont des sauvages qui n’entendent que le langage de sauvages ». « Ils reçoivent partout en Europe l’argent de leurs ambassades pour empêcher tout débat sur le Congo, ce sont des pauvres cons, des corrompus comme leurs dirigeants », « ils traînent ici à ne rien faire et ils parlent d’un pays où ils n’ont même pas mis les pieds depuis quinze ans », « Avec des gens comme ça, on a envie d’adhérer à l’extrême droite pour les renvoyer dans leurs taudis, au fond de leurs villages de misère ». J’avais honte pour mon pays, d’autant plus qu’une compatriote s’est approchée de moi, sourire aux lèvres pour me dire : « nous avions pour mission de perturber ce débat et d’empêcher qu’il ait lieu, mission accomplie, au revoir professeur! » Quand j’ai appris tard dans la soirée que les intellectuels congolais se comportaient de la même manière au Canada, en France, en Belgique et en Angleterre, j’ai pleuré en moi-même sur mon pays. Un compatriote aussi outré que moi me glissa dans l’oreille : «Si encore ils étaient sérieux, on comprendrait, mais ce sont pratiquement tous des BMW : Beer, Music and Women. » Pauvre Congo! Le plus dur pour moi, c’était d’apprendre, à mon arrivée à Goma, grâce à un courriel d’un de mes amis pasteurs en Suisse, qu’une cassette vidéo habillement truquée et orientée, circulait en milieux congolais pour me présenter comme cadre du CNDP venu à Rome en vue d’organiser une conférence de propagande pour son mouvement. La manœuvre est digne des Hooligans : on vous tue purement et simplement pour satisfaire une soif de violence selon la logique des culpabilités complètement fictives. Voilà ce que nous sommes devenus dans nos débats intellectuels !

Quelles leçons avez-vous tirées de ce débat à Rome ?

Le lendemain de ce fameux débat manqué, j’ai beaucoup discuté avec la Rwandaise Immaculée Ingibire. C’est son opinion qui m’intéressait dans la mesure où, depuis un certain moment, je cherche à savoir quel regard les intellectuels du Rwanda portent sur la guerre au Congo. Intrigué par leur silence, je ne manque pas une occasion quand je rencontre un intellectuel rwandais de partager nos idées sur le Congo. « Ce qui s’est passé à ce débat montre clairement les faiblesses des Congolais, m’a dit madame Ingibire. Vous vous agitez, vous criez, vous aboyez et vous vous entredéchirez sans résultat. Vous ne savez même pas pourquoi vous faites cela. Nous avons appris au Rwanda à ne pas crier, à ne pas aboyer, à ne pas nous entredéchirer et à savoir clairement ce que nous voulons, depuis le génocide » J’ai écouté sans broncher et j’ai voulu savoir si elle avait une idée de ce que le Rwanda voulait dans la guerre de l’Est du Congo. Elle n’en avait pas une idée précise mais elle sait que le pouvoir en place à Kigali n’avance pas dans le brouillard et qu’il travaille pour les intérêts et la sécurité des Rwandais. J’ai senti la pique contre le pouvoir congolais et je suis passé à autre chose. Je ne suis revenu sur le sujet que le soir de notre départ pour l’aéroport de Rome. Nous devions manger chez un couple rwandais très courtois et rayonnant d’une grande joie de vivre. Un ami du couple était avec nous.

Toute la soirée, le mari fut l’éloge de Mussolini : ses ambitions pour l’Italie, ses grandioses réalisations et la remontée de sa cote de sympathie parmi les Italiens aujourd’hui. C’était une belle ambiance d’humour et de blagues. Le vin délicieux et la succulence du repas aidant, je me mis à évoquer les crimes de Mussolini et sa destruction de tout sens de la liberté. C’est à ce moment-là que j’eus cette réponse saisissante de la part de notre hôte: « il y a des moments de l’histoire où certains intérêts sont supérieurs à la liberté ; un bon gouvernement doit défendre ces intérêts là, pour le bonheur de son peuple». Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que le silence des Intellectuels rwandais sur la guerre du Congo pouvait se comprendre à partir de cette réponse, comme l’attitude à adopter quand on a confiance dans un gouvernement dont on sait qu’il travaille pour les intérêts supérieurs de la nation, des intérêts supérieurs à la liberté au sens que lui donne le monde occidental, souvent au détriment des enjeux profonds de la vie communautaire et du bonheur collectif. Ce soir-là, pendant que nous prenions place dans la voiture de notre hôte, il me devint clair que la supériorité du Rwanda sur le Congo, c’est la confiance des populations dans la politique de leurs dirigeants. Cette confiance est puissance, contrairement au Congo où il n’y a ni confiance ni puissance. J’ai dit cela à Immaculée Ingibire, après qu’elle ait terminé sa séance de cigarette avant de prendre elle aussi place dans la voiture. Elle m’a répondu par un sourire beau comme le Lac Kivu, les yeux éclatants de toute la force tranquille qui émane de sa personnalité. « Tu n’es pas loin de la vérité ». Nous avons tous ri d’un rire de grand bonheur. Je n’oublierai jamais cette soirée.

Faites attention professeur Kä Mana, vous allez vous faire accuser de soutenir un régime politique belliqueux et agresseur. Pouvez-vous lutter pour la démocratie comme vous le faites et en même temps parler du Rwanda, avec sympathie, comme vous le faites également ?

Je reviens du Rwanda où je suis passé pour aller à Goma et Bukavu et où je suis resté quelques jours pour discuter avec certains intellectuels concernant leur vision de l’entrée de leurs forces armées en RDC. Comme penseur, j’étais aussi intéressé à connaître les ressorts du régime rwandais et de sa politique en RDC. Je n’ai pas à dire à ce sujet si je suis pour ou contre le régime de Kigali. J’ai seulement à dire ce que je vois et l’interprétation que j’en donne. Aujourd’hui, je constate que Kigali a envoyé son armée au Congo conformément à une stratégie élaborée depuis longtemps, une stratégie mûrement méditée dont le régime tire aujourd’hui les dividendes.

Quelle est cette stratégie ?

C’est celle d’imposer le Rwanda comme un partenaire géopolitique de poids en Afrique centrale, à partir d’une politique de sécurisation du territoire, d’organisation des forces vives pour une politique de confiance de la population en ses dirigeants, en vue d’une dynamique de puissance clairement affirmée. Une puissance qui n’est pas seulement militaire, mais aussi politique, géopolitique et diplomatique, avec des think tanks qui sont parvenus à mettre un Rwandais à la tête de la Banque africaine du Développement, par exemple. Il s’agit aussi d’une politique de fierté et d’éclat, à travers des actes fracassants comme la rupture des relations diplomatiques avec la France et l’affirmation constante de la volonté de voir la nation décider elle-même de son destin, sans que qui que ce soit pèse sur elle. Dans un tel contexte, aucun complot international ne peut déstabiliser le Rwanda aujourd’hui. Ce pays s’est forgé une personnalité qui se respecte et qui se fait respecter. Vous comprenez qu’entre un tel régime et celui de Kinshasa, l’ordre géopolitique de la mondialisation ne peut pas miser sur les dirigeants congolais. Nos dirigeants que le Rwanda vient de mettre à genoux pour leur faire payer la dette de l’AFDL et l’obliger à se comporter désormais comme un Etat vassal, de façon douce. Quand un Etat est défaillant comme l’est l’Etat congolais aujourd’hui, quand, à la rigueur, il n’y a même pas d’Etat du tout, comme c’est manifestement le cas sur notre sol, les voisins mieux organisés peuvent entrer dans la danse pour mettre de l’ordre dans le chaos. Les intellectuels de la caverne congolaise peuvent crier, aboyer, vociférer, cela ne change rien à rien tant que le leadership congolais est ce qu’il est. Changeons d’abord le leadership congolais, tout le reste nous sera donné par surcroît.

Devrais-je comprendre que vous approuvez l’intervention du Rwanda au Congo ?

Personne ne me demande d’approuver ni de désapprouver. Je constate un fait et je dis que ce fait est, une fois de plus, la manifestation de la supériorité de la stratégie rwandaise sur l’inintelligence congolaise. Vous rendez-vous compte que l’armée qui vient d’entrée sur notre territoire, à la demande de nos dirigeants, est la même que celle dont les mêmes dirigeants nous disaient il n’y a pas longtemps qu’elle mène une guerre d’agression et de prédation contre nous ? Qu’est-ce qui a changé entre les déclarations du type : « l’heure est grave » que le président de la RDC lançait il n’y a pas longtemps et les mielleuses explications que j’ai entendues de la part d’un de nos ministres et du président du programme Amani à Goma pour justifier l’entrée du Rwanda sur notre territoire. Ces hommes disaient aux populations à peu près ceci : « Vous vouliez qu’on vous débarrasse des FDLR, cela va être fait ; vous vouliez qu’on vous débarrasse de Nkunda, cela est fait, que voulez-vous encore, croyez en la perspicacité de vos dirigeants. » Un tel discours oublie seulement de dire clairement que le libérateur, c’est le Rwanda et ce pays, le Congo l’a déjà accusé de tous les péchés de la terre, et de tous les crimes de l’enfer. Si le Congo change aujourd’hui de discours sur le Rwanda, c’est la preuve que le leadership rwandais est plus intelligent que celui du Congo, même si on peut reprocher au Rwanda ses choix qui limitent la liberté d’expression et imposent aux citoyens une autocensure qui empêchent que beaucoup de Rwandais s’expriment en toute vérité sur la RDC aujourd’hui.

A l’hôtel où j’ai logé à Kigali, aucun membre du personnel avec qui j’ai parlé ne semblait au courant de l’entrée de l’armée rwandaise en RDC, mais tous connaissaient le résultat du match Manchester United-Everton. Un des intellectuels rwandais qui manie le plus l’humour et la dérision aujourd’hui m’a dit, une fois que je lui ai parlé du silence des Rwandais sur le Congo : « Le Rwanda va chasser les FDLR des régions riches et juteux qu’ils occupent, seules les dividendes qu’on en tirera intéresse le peuple pour le développement. Il n’y a pas des raisons qu’on trouble le sommeil de la nation avec des problèmes de guerre alors que les populations ne veulent que des richesses pour le développement. » Il a éclaté de rire. J’ai pris le verre de vin qu’il m’avait offert et j’ai bu, comme si je buvais toute la honte de mon pays.

Mais que pensez-vous vous-même de l’intervention du Rwanda en RDC ?

Du point de vue du Rwanda, je la comprends, sans être d’accord avec ses implications de fons. Il y a longtemps que ce pays cherche à lever l’hypothèque FDLR. Il y a longtemps qu’il cherche à faire payer à la RDC la félonie de Laurent-Désiré Kabila et l’ingratitude de l’actuel président à l’endroit de ceux qui ont détrôné Mobutu pour mettre le Mzee sur le trône. Il y a longtemps que le pouvoir rwandais rêve d’instaurer sa paix dans les Grands Lacs, pour éviter au pays de nouvelles turbulences : de nouvelles tensions, de nouveaux massacres et un nouveau génocide, peut-être. Il y a longtemps que le président rwandais rêve d’un leadership régional reconnu par toute la communauté international, ce leadership que Washington vient de lui reconnaître après l’entrée de son armée en RDC et que tout l’Occident avalise déjà au point que personne ne dira plus dans le monde : « le Rwanda est un Etat voyou qui agresse ses voisins, comme Saddam Hussein avait agressé le Koweït. » Le discours maintenant est : « Le Rwanda est un Etat fort, organisé et civilisé, qui apporte la paix chez son voisin ivre et malade, la RDC. »

Le régime de Kigali ne pouvait pas espérer mieux que la capitulation de la RDC. Cette capitulation est là, sous une forme élégante. Elle sauve les formes en se présentant comme le résultat d’une négociation entre deux Etats souverains, même si le peuple congolais ne peut voir dans cette capitulation qu’une pure et simple trahison de ses dirigeants.

Du point de vue congolais, je fais plus que désapprouver l’intervention rwandaise : je la condamne. Je la condamne parce qu’elle humilie tout un peuple en le transformant en peuple vaincu, malgré toutes les apparences. Je la condamne parce qu’elle a mis hors du champ de bataille politique la seule personnalité qui pouvait inquiéter le pouvoir en place : Laurent Nkunda, un cerveau trop fécond, une ressource humaine trop riche, un trésor militaire trop fécond, une espérance politique trop précieuse pour être laissé dans les geôles des calculs politiques à court terme. La disparition de Nkunda de la scène politique, après celle de Bemba et Tshisekedi, est une catastrophe pour l’opposition congolaise. Celle-ci est complètement décapitée. Dans cette situation, le pouvoir en place a le boulevard devant lui et Kagame le lui ouvre majestueusement. Mais à quel prix, pour le Congo? Au prix de la honte, de l’impuissance et du désarroi face à l’avenir. Les peuples n’avalent pas ce genre de pilule sans songer un jour au l’autre à la vengeance, à une vengeance froide et crue.

Dans cette mesure l’intervention du Rwanda en RDC sème la haine dans les cœurs des Congolais, elle sème le vent de la discorde et de la destruction dans le coeur du peuple congolais à l’égard du peuple rwandais. Elle ajoute des nouveaux ressentiments aux anciens ressentiments et aux anciennes meurtrissures, des plaies toujours saignantes dans la chair des Congolaises et Congolais. A long terme, le vent qui est ainsi semé aujourd’hui se transformera en tempête contre le Rwanda lui-même, sous une forme ou une autre. C’est cela qui est catastrophique. J’ai toujours rêvé d’un destin de paix, de prospérité commune et du bonheur partagé entre le Congo et le Rwanda. Un tel destin ne se construit pas avec les armes, il se construit avec les énergies de l’intelligence, de l’éthique, de la spiritualité, capables de nourrir une politique du bien et une économie de l’épanouissement solidaire. Ni le régime congolais actuel, ni le régime rwandais, ni même le système mondial de l’économie de marché ne comprennent cela. C’est dommage !

Qu’y a-t-il lieu de faire maintenant ?

Cette question me tracasse. Les guerres qui finissent mal ressuscitent toujours sous des formes plus abominables quelques années après. La manière désastreuse dont la fin de la première guerre mondiale fut gérée a engendré Hitler. On connaît le prix humain de la deuxième guerre mondiale. Je ne souhaite pas que la manière dont est gérée la fin de la guerre de l’Est nous conduise à des terribles tsunami pour les années à venir. Les fleuves de sang ont assez coulé maintenant dans la région des Grands. Il faut une vraie politique de la paix. Une paix sans humiliation d’un peuple ou d’un groupe ethnique.

Or aujourd’hui, avec l’arrestation de Laurent Nkunda, ce n’est pas seulement une nation qui est humiliée, ce sont aussi les Tutsi congolais dont une partie se sent mainenant trahie par des frères rwandais, dans une division diabolique semée entre Bosco Ntaganda et son chairman. On ne construit aucune paix durable de cette manière. Une nouvelle dynamique de réconciliation à grande échelle est à entreprendre, qui inclurait toutes les ethnies de l’Est du Congo, ethnies dont les identités meurtries et meurtrières risquent de se réveiller comme les volcans, en des catastrophes plus abominables que celles que nous avons connues jusqu’ici. Comme les hommes politiques et les militaires ne semblent pas encore prendre compte des dangers qu’ils sèment dans nos sociétés, il appartient maintenant aux énergies de la société civile congolaise et rwandaise de lancer des initiatives novatrices pour unir les cœurs de nos deux nations et les consciences de nos populations dans une commune volonté de paix. Entre nos systèmes étatiques inconscients et les populations mise hors jeu par les politiques, il faut que la société civile comme « enchevêtrement complexe d’institutions intermédiaires : entreprises, associations, établissements scolaires, clubs, syndicats, médias, œuvres de bienfaisance, églises, etc, », pour reprendre la description qu’en fait Fukuyama, entre en jeu pour bâtir des ponts d’humanité entre le Rwanda et la RDC. Plus encore que de bâtir de ponts d’humanité, il nous faut des espaces communs de fertilité humaine : les espaces de pensée, les espaces de transformation sociale, des espaces de spiritualité, des espaces de culture et des espaces d’engagement à produire une politique d’espérance qui donnera aux générations futures le sentiment que la région des Grands Lacs est une niche commune du bonheur pour tous nos peuples, pour toutes nos ethnies.

Avez-vous le sentiment que nos peuples peuvent aller dans cette direction maintenant ?

Il est du devoir des forces intellectuelles, morales, éthiques et spirituelles de créer des conditions pour que nos peuples aillent dans cette direction. Il convient pour cela d’investir dans les consciences, d’investir dans les esprits, d’investir dans les cerveaux, d’investir dans tout notre être pour que naisse une vision nouvelle de la destinée commune des pays, des peuples et des ethnies des Grands Lacs. Là où les forces politiciennes et militaires détruisent les espérances et instaurent la dynamique de la haine, là où elles creusent des tombes et sèment le vent de la destruction, il est bon que les forces de l’intelligence, de la morale, de l’éthique et de la spiritualité construisent l’humanité solidaire et la civilisation de la paix, afin qu’advienne une politique du bonheur partagé. Cela est possible et nous pouvons le faire. Nous pouvons encore sauver le Congo et le Rwanda des tempêtes que les politiciens et les militaires sèment partout aujourd’hui. Nous pouvons le faire vraiment, si du Congo et du Rwanda s’élèvent des voix suffisamment fortes et fertiles pour réimaginer la Région des Grands Lacs. L’enjeu de la fin de la guerre dans le Kivu se situe à ce niveau de la construction d’une nouvelle société.

 

Je vous remercie, professeur Kä Mana.

 

 

Le Potentiel

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