L’Etat-manqué congolais:

 Une relecture de Kisonga Mazakala et du collectif des universitaires belges

J.-P. Mbelu

18/08/07

 

 

Les Internautes Congolais(es) ont une « sacrée » habitude : partager sur Internet certains textes dont ils voudraient faire un large écho. Ces deux derniers jours, deux textes ont circulé.
Le premier est celui que l’ex-ambassadeur du Congo, Albert Kisonga Mazakala intitulé ‘R.D. Congo : l’horizon s’assombrit’. Le deuxième, signé par un collectif assez important des universitaires de l’U.C.L (Université Catholique de Louvain-La-Neuve), est une ‘Lettre ouverte aux « faiseurs de paix » en RDC’. (Les deux textes peuvent être lu sur le site de Congoforum)

I. La responsabilité constitutionnelle de Joseph Kabila

Le premier texte croit pouvoir « déceler des tendances dictatoriales dans la gouvernance kabilienne ». Pour appuyer cette allégation, Albert Kisonga donne ses preuves. « La première est cette propension à monopoliser le pouvoir financier. L’argent, justement, fut la base de la dictature de Mobutu. Le Président Joseph Kabila octroie des bourses, fait des dons, sans préciser l’origine des fonds. Aurait-il gagné à la loterie ? Non, répond Albert Kisonga, ce sont des fonds publics qu’il manie à sa guise. » Les arrestations ciblées sont une deuxième preuve de la tendance dictatoriale dans le chef Joseph Kabila. « Il y a pire : les condamnés du procès de l’assassinat du Président Désiré Kabila demeurent en prison demeurent en prison, en dépit de l’accord politique intervenu à Sun City pour amnistier les crimes politiques. »
Pour Albert Kisonga, cette tendance à la dictature ne s’est pas encore transformée en dictature. Pour étayer cette thèse, notre ex-ambassadeur avoue qu’ « il y a certainement plus de libertés politiques à Kinshasa que dans la plupart des pays de la région. La libre expression journalistique dans la capitale congolaise en est la preuve parlante. »
A ce point nommé, le texte de Kisonga devient difficile à digérer.

 

Qu’utilise-t-il comme instrument de mesure des libertés politiques pour soutenir qu’il y a en a un peu plus au Congo que dans les autres pays de la région ? Comment passe-t-il des preuves de l’existence des libertés politiques à la dénonciation de l’insécurité ? En effet, soutient Kisonga, « un des problèmes aussi est constitué par l’insécurité. Certains collaborateurs du chef de l’Etat sont accusés de disposer des milices privées et peuvent donc, Dieu seul sait s’ils s’en privent, menacer la vie des tiers. » Pour disculper le chef de l’Etat, commandant suprême de sa milice abusivement appelée « garde républicaine », Kisonga trouve un subterfuge. Pour lui, « la faiblesse du pouvoir, comme conséquence de la corruption, est telle que le Président de la République est loin de tenir réellement toutes ses troupes en main. La preuve est que lorsque des éléments de sa garde prétorienne avaient décidé d’en finir avec Jean-Pierre Bemba, qui à ce moment recevait chez lui les ambassadeurs occidentaux, ils s’étaient passés de l’aval du Président. » Il en va de même des commanditaires présumés de l’assassinat de Franck Kangundu. Qui aurait confié à Albert Kisonga « ces secrets d’Etat » ? Notre ex-ambassadeur est-il dans le secret de la Présidence de la République ? Albert Kisonga a-t-il le chiffre exact du nombre des prisonniers politiques et d’opinion de l’Afrique des Grands Lacs ? S’est-il livré à une étude comparative du nombre des journalistes tués dans cette région (et au Congo) et des manifestations pacifiques dispersées depuis la mascarade électorale de 2006 ?
Là où Kisonga voit la promotion des libertés politiques en faisant de Kinshasa le miroir du Congo et en innocentant Joseph Kabila, le collectif des universitaires belges et européens note des dérives graves. Il estime que « les pillages, les viols, la mise en esclavage sexuel des femmes, la poursuite des recrutements d’enfants soldats, les meurtres et les enlèvements ciblés de notables locaux et de journalistes qui sont perpétrés dans les Kivu (mais aussi ailleurs) tant par des bandes armées hors la loi sans aucun agenda politique et des trafiquants d’armes de tout bord que par une armée congolaise qui n’est pas digne de ce nom, sont inacceptables (…) » Pour eux, Joseph Kabila est responsable de cette situation. Pourquoi ? Il « est constitutionnellement chef des armées ». S’adressant à lui, ce collectif écrit ce qui suit : « Au président Kabila, qui est constitutionnellement chef des armées, nous souhaiterions dire que la légitimité qu’il a tirée des urnes ne fait pas l’économie de celle qu’il doit tirer en priorité de la pacification du pays. Celle-ci ne pourra être atteinte par de simples changements de titulaires au niveau d’un état-major calfeutré dans la capitale, ou par des disproportionnées, notamment d’une garde républicaine qui n’a toujours pas de statut officiel ». Il ajoute : « A l’instar de tous les autres « chefs de guerre » impunis, ses officiers ou sous-officiers responsables de crimes contre l’humanité doivent être poursuivis systématiquement par des tribunaux militaires qui doivent cesser soit de vouloir interférer dans ce qui relève du droit pénal civil, soit de protéger l’impunité des leurs. » Pour ce collectif, il n’y a pas que la corruption qui justifierait les dérives de la garde républicaine et des autres bandes armées. Il y a surtout l’impunité et le non-casernement de l’armée dont la capacité de nuisance se passe de tout commentaire.

II. Dissidence intérieure ou poches de résistance ?

Si Albert Kisonga décèle les tendances dictatoriales chez Joseph Kabila sans établir sa responsabilité constitutionnelle dans la descente de notre pays en enfer, il indique rapidement la grande menace à laquelle le pays fait face : la dissidence interne et les Congolais qui l’entretiennent. Il écrit : « La dissidence interne semble prendre des proportions alarmantes. Elle contribue non seulement à saper la cohésion nationale mais à entretenir la confusion. Il me semble que cette dissidence, grosso modo, puisse être circonscrite à l’Equateur et au Kasaï. A l’Equateur, pour des raisons évidentes. Avec Ileo et Bomboko dès 1960, Adoula et surtout Mobutu, l’Equateur a joué un rôle prééminent depuis l’indépendance. Le lingala est devenu quasiment la langue nationale, qu’on le veuille ou non. Aussi, beaucoup de ces compatriotes n’ont pas accepté l’arrivée de l’Afdl au pouvoir et surtout la tentative du swahili de vouloir ravir le leadership au lingala. »
l y a, dans cette longue citation, une caricature de notre histoire immédiate. L’Equateur a un fils ayant organisé une autre lecture de son entrée « en dissidence ». L’arrivée de l’AFDL a été un arbre cachant la forêt. Albert Kisonga ferait mieux de lire Crimes organisés en Afrique centrale de Honoré Ngbanda. Il se rendrait compte de la superficialité de son analyse. C’est d’un. De deux. Il ne semble pas avoir appris qu’après « la guerre de Kinshasa du 22 et 23 mars, une chasse à l’homme a été organisée contre les ressortissants de l’Equateur, tous assimilés aux membres du MLC de Jean-Pierre Bemba.
Sait-il que Nzanga Mobutu est un allié de Joseph Kabila ?
Albert Kisonga pèche par une communautarisation des ressortissants de l’Equateur au point de les réduire à Ileo, Bomboko et Mobutu. Sait-il que les services de sécurité des Kabila ont travaillé et travaillent encore avec les ressortissants de l’Equateur ?
Communautariser un segment de nos populations et le classifier est l’un des péchés capitaux des « politicailleurs » congolais en mal de repositionnement. Est-ce cet effet que recherche notre ex-ambassadeur trop dur en l’endroit des « Lubakas » ? Pour lui, « la dissidence kasaïenne paraît plus forte que jamais. En fait, écrit-il, lorsqu’on parle du Kasaï, il s’agit principalement des Lubakas. C’est dans ce segment de la population que s’expriment les propos les plus venimeux et les plus injurieux envers le pouvoir de Kabila. » Mettant entre parenthèse les « délires d’un certain représentant de l’Udps dont tout le monde constate qu’il frise la démence », il pense que Tshisekedi fils adoptant un « ton apaisant » dans sa lettre à M. Mara Basaula sortait du lot.
Le comble est que M. Albert se pose en modèle de critique positif que « les Lubakas » pourraient imiter. « Moi-même, écrit-il, j’ai publiquement accusé M. Joseph Kabila de haute trahison. Mais à aucun moment je n’ai usé des injures ni des propos pouvant être considérés comme tels. Cela ne m’empêche pas de dénoncer, à chaque fois, son implication dans la prédation, la corruption et maintenant la fragilisation de l’édifice national au profit de l’ennemi. » Ces propos pro domo participent du discours de la disqualification d’un segment de nos populations réduit à ses deux ou trois ressortissants. Albert Kisonga connaît-il le nom de l’actuel directeur de cabinet de Joseph Kabila ? Sait-il qu’il y a des « Lubakas » plus kabilistes que Kabila lui-même ? Sa lecture de la dissidence kasaïenne ne relève-t-il pas de cette « petite haine » répandue dans certains milieux populaires congolais où il est conseillé que face à un serpent et un « muluba », il faut tuer « un muluba » et laisser filer le serpent ? Comme si « le muluba » était pire qu’un serpent ? un « tshilulu », « un insecte » comme dirait Kyungu wa Kumwanza …
Ce genre des propos communautarisants est à proscrire. Il véhicule une idéologie nocive pour notre devenir commun. Il est un avatar d’une certaine ethnologie coloniale dont la classification des segments des peuples avait pour visée « diviser pour mieux régner ».
Cela étant, l’attachement d’un bon nombre de « Lubakas » aux valeurs de l’opposition politique telle qu’elle est incarnée par l’Udps d’Etienne Tshisekedi n’est plus à démontrer. Mais l’Udps est un parti politique et non une association des « Lubakas ». Aux U.S.A., ce parti vient d’avoir un représentant qui est l’un des dignes fils du Bandundu, M. Jacques Matanda. Répondant à une question sur l’opposition politique congolaise, Jean-Claude Vuemba, député national et digne fils du Kongo central, ne passe pas par quatre chemins pour avouer que « vous ne trouverez (au Congo) qu’un icône, un leader incontesté, charismatique qui est M. Etienne Tshisekedi wa Mulumba. » (Lire Cinq questions à Jean-Claude Vuemba, dans Le Potentiel du 18 août 2007)
En effet, le fait que l’opposition parlementaire ait la majorité des membres du MLC, parti cher à Jean-Pierre Bemba et qu’une grande opposition extra-parlementaire se retrouve dans l’APARECO de Honoré Ngbanda ne laisse pas indifférents les hommes au pouvoir à Kinshasa et « leurs collabos ». Disons que le Grand Kasaï et l’Equateur, une bonne partie du Bas-Congo et de plus en plus les Kivus sont en train de devenir des bastions de la résistance à la dictature naissante à Kinshasa. Cette résistance n’est pas nuisible à la cohésion. Elle n’est pas à réduire à quelques dissidences réelles. Elle se nourrit des abus de ‘l’Etat-manqué’ congolais et est fruit du courage et de l’audace des compatriotes ayant renoncé au ‘BMW’ pour une lutte dont l’horizon demeure le bonheur collectif partagé.
De toutes les façons, que Kisonga Mazakala qualifie cette ‘résistance’ de ‘dissidence’, cela ne l’engage que lui-même. Dans ces bastions de la résistance congolaise, beaucoup de compatriotes sont arrivés à la même conclusion que le collectif de membres d’universités et d’établissement scientifiques belges et européens quand ils notent : « Les désastres humains n’ont que trop duré en Afrique. Tant «l’appropriation africaine » (…) que « le partenariat » sont des slogans de plus en plus vides, ne rassurant que des diplomaties frileuses qui s’alimentent à une langue de bois futile et déconnectée du terrain et qui tentent d’apaiser leurs consciences (et les nôtres) par l’octroi de millions de dollars au titre de l’aide humanitaire. Le droit à la sécurité est un impératif premier sans lequel la « bonne gouvernance », la « décentralisation », le « développement » et d’autres valeurs prêchées par la communauté internationale n’ont aucune chance d’aboutir. »
Mais contrairement à ce collectif, les compatriotes résistants ne croient plus à une justice militaire congolaise qui viendrait mettre fin à l’impunité ou à la grande capacité de nuisance de la garde dite républicaine. Ils savent que le fait que cette garde n’ait pas « de statut officiel » est voulu afin qu’elle soit une police politique au service des réseaux d’élite prédateurs. Ils savent que les « forces d’intervention civilo-militaires rapides sur des théâtres d’opérations extra-européens », cet outil dont vient de se doter l’Union européenne, n’interviendront jamais au Congo. Pourquoi ? Le Congo a des minerais stratégiques que les multinationales européennes exploitent en soutenant les milices de la mort et le chef de « l’Etat-manqué » congolais. La sortie de la quadrature du cercle sera prioritairement une initiative mûrie des poches de résistance congolaise soutenues par les hommes et les femmes de bonne volonté. La plupart des institutions et structures officielles, à travers le monde, se nourrissent du suicide collectif congolais. Les poches de résistance éparpillées à travers le Congo le savent. Elles l’ont compris. Qu’Albert Kisonga Mazakala les identifie à des dissidences, cela n’aura aucun impact sur la lutte qu’elles ont décidée de mener.

 

 

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