France-Rwanda: le dossier s’alourdit.

Colette Baeckman

01/07/07

 

Une grande salle composée d’un public attentif, fait d’étudiants, de journalistes locaux, de victimes, de curieux aussi. Un système de traduction simultanée, une camera qui, en permanence, filme les dépositions des témoins et les questions posées par les sept membres de la commission présidée par l’ancien Ministre de la Justice Jean de Dieu Mucyo. Un seul sujet à l’ordre du jour : démontrer l’implication de la France dans le génocide rwandais. Jour après jour, et jusqu’en octobre, des témoins défilent. Des militants des droits de l’homme, des militaires belges comme le colonel à la retraite Walter Balis, qui confirme que son uniforme de Casque bleu lui avait été volé à l’hôtel Meridien en avril 1994 et porté par un autre le soir de l’attentat contre l’avion présidentiel. Des journalistes aussi comparaissent, qui ont observé le double jeu mené par la France : politiquement, Paris soutenait l’application des accords d’Arusha, mais, militairement, poursuivait les livraisons d’armes et les entraînements dispensés à l’armée gouvernementale. Une dizaine de témoins étrangers ont ainsi été convoqués à Kigali. Parmi eux, sanglé dans un costume sombre d’homme d’affaires, Martin Marschner von Helmreich.

L’homme n’est ni un activiste des droits humains, ni un militant politique ; il vit à Monaco, et s’est spécialisé dans la haute finance. Cependant, il estime être un témoin de premier plan : en 1994, il avait signé une convention de courtage financier avec la Caisse centrale de réassurance, où il avait déposé l’équivalent de trois millions d’euros. Le 19 août 1994, la CCR, une compagnie de réassurance dépendant directement du Trésor public et créée par le général de Gaulle, fit savoir au témoin qu’elle avait perdu un milliard de francs français de l’époque, appartenant à sa filiale Rochefort Finances. Le 14 septembre 1994, coup de théâtre : le trésor public français, sans explications, remboursa l’intégralité de cette somme ! Marscher rappelle qu’à l’époque, le Ministre du Budget s’appelait Nicolas Sarkozy et il a fourni à la Commission 800 pages de documents comptables. Pour lui, «il est évident que Rochefort Finances a été une filière de financement d’opérations occultes, en Afrique et ailleurs. Le « trou » financier de l’été 1994, creusé puis comblé, correspond exactement à la durée de l’Opération Turquoise. » Sur base de ces révélations, les Rwandais se promettent d’éplucher plus minutieusement encore les comptes de la Banque nationale du Rwanda qui aurait reçu et ventilé les fonds envoyés par la France via la BNP Paribas. Il apparaît déjà que cette dernière, durant le génocide, payait les frais de fonctionnement de plusieurs ambassades du Rwanda en Europe, qui dépendaient alors du gouvernement intérimaire.
Si quelques clés et de nombreux chiffres manquent encore aux accusations de Marschner, en revanche, les témoignages de simples citoyens rwandais apparaissent comme autant de pierres qui balisent la voie vers la vérité. Avec des détails trop précis pour avoir pu être inventés, des témoins présents lors de l’Opération Turquoise assurent que les militaires français cohabitèrent jusqu’au bout avec les miliciens Interhahamwe, que des tueries se poursuivirent dans les zones sous leur contrôle, que l’exode d’un million et demi de réfugiés en direction du Kivu fut aussi une manœuvre politique et militaire, afin de ne laisser au FPR en passe de conquérir Kigali qu’un terre brûlée, vidée de ses habitants…
Un citoyen suisse Luc Pillionnel, qui, en août 1994 était à la recherche des membres tutsis de sa famille, est venu expliquer comment, alors qu’il avait passé la nuit sur la base militaire que les Français avaient établie à Kavumu, au dessus de Cyangugu, il avait eu la surprise de découvrir, àl’intérieur du périmètre de sécurité de la base, des corps de civils qui avaient visiblement été assassinés la nuit même à la machette ou au couteau. Ce témoignage conforte celui de nombreux Rwandais qui assurent que « dans la zone Turquoise les tueries se sont poursuivies jusque fin août… »
Les sept commissaires planchent aussi sur les listes de militaires français demeurés au Rwanda après le retrait officiel des troupes, en décembre 1993. Comparant les documents en leur possession avec les noms disponibles en France, ils découvrent que des militaires appartement au DAMI (Département d’assistance militaire à l’étranger) étaient revenus clandestinement au Rwanda et avaient confié à des connaissances qu’ils étaient là pour une « mission de courte durée. »
Quelle était la mission exacte de ces hommes, quelle était leur identité cachée par le pseudonyme de fonction, que faisaient- ils dans la soirée du 6 avril 1994, certains d’entre eux n’auraient ils pas été tués dans les heures qui suivirent l’attentat contre l’avion présidentiel, ce qui expliquerait les premiers messages suivant lesquels 13 Casques bleus belges auraient été découverts à la morgue de l’hôpital de Kigali, et non 10 ? Voilà bien des questions qui pourraient bientôt trouver réponse, car au Rwanda, les langues se délient, la gaçaça (justice communautaire) qui se déroule en présence de tous révèle les secrets les mieux gardés. Certaines des découvertes de la commission pourraient s’avérer explosives. D’autant plus qu’en France aussi des investigations se poursuivent et que les documents émanant de la cellule africaine de l’Elysée sont actuellement analysés par chercheurs et avocats. Les sentiments anti-belges apparaissent dans plusieurs comptes rendus d’entretien : le 29 avril, Bruno Delhaye, qui dirige la cellulle africaine de l’Elysée, assure que « les Belges sont lamentables sur toute la ligne. D’ailleurs chez eux, Flamands et Wallons, c’est homme Hutus et Tutsis, ils sont incapables d’avoir une politique africaine. » Le 2 mai, s’entretenant avec le Ministre de la Défense François Léotard, le général Quesnot accuse des « mercenaires belges » de l’attentat contre l’avion du président, une accusation déjà formulée par l’ambassade de France dans la soirée du 6 avril. D’ici octobre, la « Commission Mucyo» devrait avoir terminé ses auditions et elle présentera alors son rapport au président Kagame. Lui seul décidera alors de l’usage à réserver à ce document bien plus politique que judiciaire.
En effet, les audiences se déroulent uniquement à charge, des actes positifs, des sauvetages de vies humaines à mettre à l’actif des forces françaises durant l’Opération Turquoise (il y eut aussi…) ne sont pas évoqués. A l’heure actuelle, malgré leur valeur documentaire, les travaux de la commission apparaissent surtout comme une « réplique en miroir » de l’ordonnance du juge Bruguière qui, lui, avait réservé au seul FPR toutes ses investigations, dans la seule intention de démontrer qu’en abattant l’avion présidentiel, les « rebelles tutsis » auraient été à l’origine du génocide.
Face à ces deux démarches opposées et aussi politiques l’une que l’autre, on peut se demander si, in fine, un « arrangement » ne sera pas recherché. En effet, le nouveau ministre des Affaires étrangères français Bernard Kouchner s’était rendu au Rwanda à la veille de l’Opération Turquoise, non seulement pour obtenir l’autorisation d’évacuer des orphelins, mais aussi pour expliquer la position de la France et négocier des questions d’ordre militaire. Voici un an, alors qu’il souhaitait être nommé à la tête de l’Organisation Mondiale de la Santé, Kouchner était revenu à Kigali et avait obtenu le soutien du Rwanda.
En attendant un éventuel apaisement, les tensions entre le Rwanda et la France se poursuivent : au nom des accords Schengen, Paris exige de ses partenaires d’être informée de tout visa accordé pour l’espace européen et se réserve d’exercer un droit de veto. Cette procédure porte à trois semaines le délai d’obtention des visas pour l’Europe et elle embarrasse l’ambassade de Belgique à Kigali qui délivre 80% des visas Schengen. En outre, les neuf hautes personnalités incriminées par le juge Bruguière sont, elles, interdites de déplacement car elles font l’objet d’un mandat d’arrêt international. Ce qui a d’ailleurs incité le Rwanda à porter plainte auprès de la Cour Internationale de Justice…une instance que la France ne reconnaît pas…
Par ailleurs, le Tribunal pénal international pour le Rwanda vient de rendre publics les actes d’accusation établis contre deux Rwandais établis en France, le Père Wenceslas Munyeshyaka et l’ex-préfet de Gikongoro, Laurent Bucybaruta. Le premier, qui était le curé de la paroisse de la Sainte Famille à Kigali, aurait violé 4 filles tutsies au presbytère, aidé et encouragé des miliciens à commettre d’autres viols et assassiné lui-même trois jeunes Tutsis. Quant au préfet de Gikongoro, (où s’était déployée l’Opération Turquoise) le procureur l’accuse « d’avoir sillonné la ville en voiture, demandant à la population de rechercher tous les Tutsis pour les tuer. »
Kigali a exprimé son mécontentement devant le fait que le TPIR avait gardé secrets des actes d’accusation émis voici deux ans déjà et s‘insurge contre le fait que le tribunal, qui doit avoir terminé ses procès en première instance pour fin 2008, projette de charger la justice française de juger elle-même les deux fugitifs. Placés au Rwanda sur la liste des « génocidaires » ils ont trouvé en France aide et protection…

 

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