Uranium en jachère au Congo-Kinshasa.

Philippe Bernard

17/04/06

cren-k.jpgDepuis longtemps déjà, la végétation luxuriante monte à l'assaut de la clôture rouillée. Les herbes folles, les manguiers sauvages, le portail fermé par un simple cadenas évoquent une propriété au décor bucolique. En contrebas, la lourde bâtisse en béton bleu vif et blanc abrite pourtant 91 barres d'uranium. Un vague gardien, une porte vitrée, et l'on pénètre au coeur du Centre régional d'études nucléaires de Kinshasa (CREN-K). Le réacteur à usage scientifique est là, à la portée du premier visiteur venu, protégé par une pancarte définitive : "Entrée interdite".

Le CREN-K est entré dans l'histoire voilà près d'un demi-siècle : les Etats-Unis ont fourni aux Belges l'uranium qui a permis, en 1958, la création du centre. Il s'agissait de les remercier pour la fourniture du minerai qui, extrait du sol katangais, au Congo belge, avait permis la fabrication des bombes d'Hiroshima et de Nagasaki.

Le centre se trouve aujourd'hui au coeur d'une intrigue qui met en jeu une crainte bien actuelle : celle d'une dissémination incontrôlée de combustible nucléaire dans un pays miné par la corruption – la République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) – où, après dix années de guerre civile, tout est à reconstruire, à commencer par un Etat.

A entendre les responsables du CREN-K, le centre serait parfaitement sûr. Des policiers – invisibles le jour de notre visite – patrouilleraient vingt-quatre heures sur vingt-quatre et le système d'éclairage nocturne, hors d'usage, serait sur le point d'être rénové. Quant à l'érosion – un cratère de 15 m de profondeur et de 10 m de large s'est creusé en 2000 à proximité -, elle serait "maîtrisée".

Alors que le Congo-Kinshasa se débat dans ses difficultés, le Centre d'études nucléaires est, aux yeux de ses 200 chercheurs et employés, un des rares objets de fierté et un symbole de souveraineté. Ils finissent pourtant par admettre une réalité qui leur fend le coeur : le réacteur est à l'arrêt depuis 2004. Antique, le pupitre de commande électrique "n'était plus très fiable", et aucun budget n'a permis de le remplacer.

Un physicien, pilier du centre, s'insurge contre les pressions américaines en faveur de la fermeture du CREN-K : "Pourquoi cette suspicion ? Laissez-nous exercer nos responsabilités !", peste-t-il.

Pourtant, le vol de deux barres d'uranium, dans les années 1970, dont l'une aurait été retrouvée, des années plus tard, entre les mains de la mafia sicilienne, reste dans les mémoires. Et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui vient d'inspecter le site, préfère manier la litote, déclarant ne pas être "terriblement satisfaite par la sécurité" au CREN-K.

Dans un rapport qui cite un document de l'AIEA datant de 2004, le sénateur belge Alain Destexhe a estimé que "10 % des mesures de protection et des normes internationalement reconnues étaient en place". Il en a conclu la nécessité de "démanteler le réacteur" de Kinshasa.

Déjà dans le collimateur pour sa sécurité incertaine, le centre de recherche a de nouveau défrayé la chronique, le 6 mars, avec l'arrestation de son directeur, Fortunat Lumu, commissaire général à l'énergie atomique. Il a été accusé, dans un premier temps, du vol d'une "importante quantité d'uranium" par le ministre de la recherche scientifique récemment nommé. Ce dernier, Sylvanus Bonane Mushi, a abandonné depuis lors ses accusations de "vol", et le professeur Lumu est sorti de prison au bout de cinq jours. Mais M. Mushi a maintenu une mise en cause qui soulève une question ultrasensible pour le Congo et sans doute pour la planète : celle des exportations incontrôlées d'uranium.

M. Lumu et l'ancien ministre de la recherche scientifique, Gérard Kamanda wa Kamanda, sont accusés d'avoir abusivement signé, en novembre 2006, avec Brinkley Africa, filiale du groupe minier britannique Brinkley Mining, un contrat octroyant un droit à prospection et exploitation de gisements d'uranium au Katanga, en échange d'un financement par cette firme du CREN-K et de l'organisation d'un système de contrôle… des exportations de minerai.

Affirmant que son statut lui permettait de signer le contrat contesté, le professeur Lumu estime qu'"on a porté atteinte à (sa) réputation, mais aussi à celle du pays". Le scientifique se dit "préoccupé par le risque de dissémination de l'uranium à partir de la RDC". Il assure précisément que le "partenariat" avec Brinkley allait permettre de financer un contrôle de la radioactivité des minerais composites qui quittent le pays. Contrôle que l'Etat congolais n'a, selon lui, pas les moyens de mettre en place. "En me faisant arrêter le jour même de l'inspection du centre par l'AIEA, le ministre a voulu faire un coup d'éclat, assure-t-il. Mais, en désignant comme trafiquant le responsable d'une institution censée protéger, il n'a fait que donner des arguments à ceux qui veulent démanteler notre centre nucléaire." M. Lumu reconnaît cependant qu'il avait accepté un poste dans une filiale chargée de contrôler la radioactivité des minerais exportés.

Face à lui, le ministre Mushi se targue d'avoir mis un coup d'arrêt au "projet séditieux" de son prédécesseur visant à "exploiter et exporter illégalement de l'uranium". Il l'accuse d'avoir cherché une source de financement pour sa candidature à l'élection présidentielle. Ce que M. Kamanda wa Kamanda dément avec la dernière énergie, qualifiant au passage son successeur de "novice" et de "magouilleur".

"Ce n'est plus que du papier", réplique l'intéressé, avec une moue de mépris à propos du contrat avec Brinkley. L'actuel ministre prétend vouloir, par son geste, "redonner au Congo son honorabilité internationale" et annonce qu'il prépare une nouvelle réglementation.

Loin de ces leçons de morale, certains observateurs voient dans la querelle une bataille politique entre deux hommes d'abord soucieux de "caser" leurs proches. Tandis que l'ancien ministre de la recherche scientifique a servi sous Mobutu et se range aujourd'hui dans l'opposition au président Kabila, l'actuel est un ancien responsable maï-maï, un groupe combattant de la guerre civile congolaise rallié au régime.

"A l'époque de Mobutu, tout le monde volait à gauche et à droite, constate un scientifique congolais, sans illusions. Le pillage a continué sous la transition (2003-2006). Pourquoi voulez-vous que cela cesse ? La communauté internationale prône la lutte contre l'impunité, mais les exploitants miniers n'y ont aucun intérêt."

 

Le Monde

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